Ce que je vis encore dans cette scène, c’est qu’il y a des endroits qu’il faudrait presque abandonner à l’acteur. C’est à lui à disposer de la scène écrite, à répéter certains mots, à revenir sur certaines idées, à en retrancher quelques-unes, et à en ajouter d’autres. Dans les cantabile, le musicien laisse à un grand chanteur un libre exercice de son goût et de son talent : il se contente de lui marquer les intervalles principaux d’un beau chant. Le poète en devrait faire autant, quand il connaît bien son acteur. Qu’est-ce qui nous affecte dans le spectacle de l’homme animé de quelque grande passion ? Sont-ce ses discours ? Quelquefois. Mais ce qui émeut toujours, ce sont des cris, des mots inarticulés, des voix rompues, quelques monosyllabes qui s’échappent par intervalles, je ne sais quel murmure dans la gorge, entre les dents. La violence du sentiment coupant la respiration et portant le trouble dans l’esprit, les syllabes des mots se séparent, l’homme passe d’une idée à une autre ; il commence une multitude de discours ; il n’en finit aucun ; et, à l’exception de quelques sentiments qu’il rend dans le premier accès et auxquels il revient sans cesse, le reste n’est qu’une suite de bruits faibles et confus, de sons expirants, d’accents étouffés que l’acteur connaît mieux que le poète. La voix, le ton, le geste, l’action, voilà ce qui appartient à l’acteur ; et c’est ce qui nous frappe, surtout dans le spectacle des grandes passions.